Pour le voyageur qui se trouve dans la région de Beaubassin/Fort Lawrence, il est difficile de s’imaginer que cette région a été le théâtre d’événements marquants dans les annales du Canada, pour ne pas dire de la partie nord-est du continent nord-américain, aux dix-septième et dix-huitième siècles. Pourtant, c’est ici que s’est joué le sort des Acadiens et des colonies françaises en Amérique du Nord à cette époque. Mais comment expliquer alors qu’une région agricole si paisible aujourd’hui ait connu un passé aussi tumultueux et de plus, comment comprendre que tout ce qui reste maintenant de la présence acadienne dans la région, ce sont les vestiges archéologiques de leurs établissements? Dans les quelques lignes qui suivent, nous tâcherons de répondre à ces questions en jetant un peu de lumière sur le premier siècle de présence européenne dans la région de Beaubassin/Fort Lawrence.
Avant d’aborder le sujet comme tel, il nous paraît nécessaire de faire le point sur la toponymie de la région. Mentionnons d’abord l’isthme de Chignectou qui comprend tout le territoire qui correspond aujourd’hui à la grande région de Sackville au Nouveau-Brunswick et d’Amherst, y compris Maccan, Nappan, River Hebert et Minudie en Nouvelle-Écosse. Dans les anciens documents français et anglais on retrouve indifféremment Chignectou et Chignecto pour décrire cette région. Néanmoins, les Français se réfèrent souvent à cette région comme étant celle de Beaubassin, soit le nom de la paroisse religieuse qui comprenait tout ce district. Or, Beaubassin correspond également au village connu aujourd’hui comme Fort Lawrence. Enfin, les Acadiens et les Français nomment également ce village Mésagouèche, d’après le nom de la rivière du même nom, c’est-à-dire la rivière Missaguash actuelle qui sert de frontière entre la province du Nouveau-Brunswick, à l’ouest, et celle de la Nouvelle-Écosse, à l’est. De par sa position géographique, l’isthme de Chignectou jouit d’un grand avantage stratégique car il est situé entre deux plans d’eau, soit la baie de Fundy au sud et le golfe du Saint-Laurent au nord. De fait, depuis des temps immémoriaux, les communautés des premières nations se servaient des cours d’eau et des routes de portage qui reliaient ces deux rives. De plus, en raison des grandes étendues de marais dans la région, la chasse était abondante et les grandes marées fournissaient le poisson et les mollusques nécessaires à l’alimentation des autochtones. Par ailleurs, les premiers Européens qui fréquentèrent la région ont grandement profité de leurs connaissances du milieu et ont pu se rendre compte de l’importance stratégique de la région. Toutefois, même si les premiers contacts entre ces deux peuples ont eu lieu dès le seizième siècle, avec le passage des explorateurs portugais et autres dans la région, ce n’est qu’au dix-septième siècle, avec l’arrivée des Français en Acadie, que la région de l’isthme de Chignectou a attiré ses premiers colons d’origine européenne et encore, ce n’est que tardivement qu’ils s’y sont établis. C’est, en effet, à partir de la décennie des années 1670 que ces colons originaires de la région de Port-Royal sont venus s’y établir pour exploiter les immenses marais qui s’y trouvaient. Or, d’autres colons d’origine française s’y établirent en même temps qu’eux, mais ceux-ci provenaient de la région du fleuve Saint-Laurent ou du Canada en passant par le golfe du Saint- Laurent et donc du portage qui le reliait à Beaubassin, le nom donné à cette nouvelle colonie. Ces colons accompagnaient leur seigneur, Michel Le Neuf de La Vallière, qui y avait obtenu une grande concession ou seigneurie des mains du gouverneur du Canada ou de la Nouvelle France qui considérait que la région de l’isthme de Chignectou relevait de son administration. Ainsi, même avant l’arrivée des Anglais ou Britanniques dans la région, il existait une certaine ambiguïté par rapport à cette région à cheval sur deux administrations coloniales françaises.
Les débuts de la nouvelle colonie furent marqués par de nombreux problèmes, entre autres avec le seigneur de Beaubassin qui occupa même les fonctions de lieutenant-gouverneur et de gouverneur de l’Acadie. Un procès reposant sur des accusations de sorcellerie fut intenté contre un des colons, alors qu’un autre colon était accusé d’avoir mis enceinte la fille du seigneur, voire du gouverneur La Vallière, ce qui provoqua le départ de plusieurs familles d’origine canadienne. Enfin, durant les guerres de la Ligue d’Augsbourg et de la Succession d’Espagne, au tournant du dix-huitième siècle, le nouvel établissement de Beaubassin fut saccagé à deux reprises, soit en 1696 et en 1704, par des miliciens de la Nouvelle-Angleterre, lors d’excursions montées contre l’Acadie durant ces guerres. Par ailleurs, en 1710, Port-Royal, la capitale de cette colonie française, tombait définitivement aux mains des Britanniques. Avec le traité d’Utrecht signé en 1713, l’Acadie dans ses anciennes limites était ainsi cédée par la France à la Grande-Bretagne. Or, est-ce que la colonie de Beaubassin et la région environnante étaient incluses à l’intérieur de ces anciennes limites du fait qu’on les considérait comme faisant partie du Canada? Cette ambiguïté qui existait dans l’esprit des habitants de la région ne présageait rien de bon pour la nouvelle administration britannique établie à Port-Royal. D’abord, la distance qui séparait les deux rendait plus difficile la tâche des autorités coloniales britanniques. Outre l’esprit d’indépendance qu’avaient développé les habitants de la région de Beaubassin, ces dernières devaient composer avec une population dont l’allégeance était plutôt douteuse. Ainsi quand on voulut leur faire prêter un serment d’allégeance au roi de la Grande-Bretagne, c’est avec un refus catégorique que ces habitants les accueillirent. Après quelques années de négociations, ils finirent par prêter un serment conditionnel les exemptant entre autres de porter les armes contre les Français et les autochtones en cas de guerre. De plus, habitués à commercer avec la Nouvelle Angleterre sous l’administration française, les habitants de Beaubassin tournaient maintenant leur regard vers les nouvelles colonies françaises établies dans la région, soit les îles Saint-Jean et Royale mais surtout la ville forteresse de Louisbourg qui avait été établie au tout début des années 1720.
Durant la longue période de paix qui régna entre la France et la Grande-Bretagne jusqu’au milieu des années 1740, la région de Beaubassin connut un grand essor en raison de ce commerce, au grand dam des autorités britanniques de Port-Royal. En 1744, les enjeux changèrent radicalement avec la déclaration de la guerre de la Succession d’Autriche qui opposait encore une fois la Grande-Bretagne et la France. À quatre reprises, les Français montèrent des expéditions contre Port-Royal en vue de se rendre maîtres de leur ancienne colonie, l’Acadie, et c’est à partir de Beaubassin qu’elles furent presque toutes lancées. Les troupes françaises établirent même une base permanente dans la région pour mener à bonnes fins ces projets de reconquête, à tel point que lors des négociations menant à la signature du traité d’Aix-la Chapelle, qui mettait fin à la guerre de la Succession d’Autriche en 1748, il fut convenu de mettre sur pied une commission chargée de fixer une fois pour toute la question des anciennes limites de l’Acadie laissée en suspens après la signature du traité d’Utrecht quelque 25 ans plus tôt. Or, avant même que cette commission n’ait eu le temps de siéger, les Français et les Britanniques voulurent renforcer leur position dans la région pour faire avancer leurs réclamations. Ainsi, à l’automne de 1749, des troupes françaises venues du Canada érigèrent un petit fortin à la Pointe-à-Beauséjour, soit sur la rive ouest de la rivière Mésagouèche, réclamant tout le territoire sis à l’ouest et au nord comme faisant partie du Canada ou e la Nouvelle-France. Les Britanniques de leur côté n’étaient pas à l’aise avec les habitants acadiens, autant ceux de la région de Beaubassin que des autres régions de l’Acadie, qui selon eux n’étaient pas des sujets sur lesquels on pouvait compter en cas de guerre en raison de la neutralité qu’ils avaient affichée lors des expéditions françaises lancées contre Port-Royal ou la colonie durant la guerre de la Succession d’Autriche. Aussi avaient-ils décidé d’adopter une nouvelle politique ou une différente approche envers cette population en exigeant d’elle la prestation d’un serment d’allégeance inconditionnel qui la forcerait à porter les armes contre tout agresseur, qu’il fût français ou autochtone. Enfin, pour assurer un meilleur contrôle sur cette populationjugée déloyale, il avait été décidé qu’on érigerait des fortifications un peu partout dans la colonie en commençant, à l’été 1749, par la fondation de la ville de Halifax, le nouveau siège de l’administration britannique. Ce fut ensuite dans la région de Grand-Pré ou des Mines qu’on érigea des fortifications et Beaubassin devait suivre lorsqu’on apprit que les Français y étaient déjà installés. Dès le printemps 1750, une expédition britannique fut donc lancée à partir de Halifax, sous le commandement du major Charles Lawrence en vue de chasser les Français de l’isthme. Faute d’un réseau routier bien développé, c’est par voie de mer que cette expédition se présenta devant les troupes françaises appuyées par leurs alliés autochtones et des Acadiens de la région de Beaubassin. Face à un adversaire bien armé, Lawrence et ses troupes durent rebrousser chemin et accepter temporairement la présence de ces soi-disant intrus sur un territoire qu’ils jugeaient leur appartenir. À l’approche de la flotte britannique, les Français avaient donné l’ordre d’incendier le village de Mésagouèche ou Beaubassin proprement dit, en enjoignant à ses habitants de passer sur la rive ouest de la rivière Mésagouèche, soit dans le territoire qu’ils réclamaient comme faisant partie du Canada ou de la Nouvelle-France. Cet événement, avec ceux entourant la nouvelle politique coloniale britannique en Acadie, a provoqué l’exode de milliers d’Acadiens et représente donc le début du Grand Dérangement, car près du cinquième de la population totale de l’Acadie a été dérangé dès 1749-1750, soit plus de cinq ans avant la Déportation. En septembre 1750, le major Charles Lawrence commanda une autre expédition, bien plus musclée cette fois, à laquelle les troupes françaises ne purent résister, de telle sorte que les Britanniques réussirent à descendre à Beaubassin et à y ériger un fort, qu’ils baptisèrent fort Lawrence, sur le site ou près du site de l’église paroissiale qui avait été incendiée au printemps en même temps que le reste du village.
Les Français ordonnèrent alors d’incendier tous les autres villages sis à l’est de Beaubassin et donc en territoire britannique, grossissant ainsi les rangs des familles déjà réfugiées sur la rive ouest de la rivière Mésagouèche depuis le printemps. Pour comble de malheur, toute la récolte fut brûlée dans les granges et même si les habitants avaient fait traverser leur bétail en passant de l’autre côté de la rivière, ils n’avaient plus de fourrage pour les nourrir et donc, au cours de l’automne et de l’hiver qui suivirent, ils durent les abattre. Privés de cette importante source de nourriture, ils furent obligés de vivre à la solde du roi de France durant les cinq prochaines années, c’est-à-dire jusqu’à la chute du fort Beauséjour que les Français érigèrent à partir de 1751. Entre temps, cette population de réfugiés acadiens ne cessa de se plaindre auprès des autorités françaises qui les avaient contraints de quitter leurs habitations et leurs terres qui se trouvaient désormais en territoire reconnu par les Français comme bri tannique et sur lesquelles ces réfugiés désiraient retourner.
C’est dans cette pénible situation que se trouvait la population acadienne lorsqu’au début juin 1755, une expédition britannique commandée par le lieutenant colonel Robert Monckton et composée de quelque 2000 miliciens de la Nouvelle- Angleterre et de quelques centaines de troupes régulières britanniques se présenta devant le fort Beauséjour. Le siège qui s’ensuivit ne dura que deux semaines lorsque les quelques 150 troupes régulières françaises et 150 Acadiens assiégés rendirent les armes. Peu de temps après, à Halifax, le sort des Acadiens fut fixé par le lieutenant-gouverneur Charles Lawrence et son conseil; toute la population acadienne, non seulement celle de la région de Beaubassin, mais également celle de toute l’Acadie allait être déportée dans les colonies anglo-américaines. Ainsi, dès le 11 août 1755, plus de 400 hommes et jeunes hommes acadiens furent arrêtés et emprisonnés dans les forts Lawrence et Beauséjour, maintenant rebaptisé fort Cumberland. Plus de deux mois plus tard, un peu plus de 1000 hommes, femmes et enfants firent voile à bord de navires qui les transportèrent dans les colonies de la Georgie et de la Caroline du Sud. La plupart ne reverraient plus jamais la terre qui les avait vus naître. Cependant, plusieurs Acadiennes et Acadiens de la région de Beaubassin évitèrent la déportation en 1755 et se réfugièrent en territoire français, notamment à l’Île-Saint-Jean, tandis que d’autres se sauvèrent au Canada ou demeurèrent dans la province actuelle du Nouveau Brunswick, s’adonnant à une guerre partisane ou de résistance face aux troupes britanniques cantonnées au fort Cumberland entre autres. Après la chute de Québec à l’automne 1759 toutefois, plusieurs centaines de ces résistants se rendirent avec leur famille aux autorités britanniques. Ainsi, plus de 300 Acadiennes et Acadiens furent gardés prisonniers dans le fort Cumberland ou dans des abris de fortune érigés près du fort. Ils demeurèrent ainsi dans cette situation précaire jusqu’à la fin des années 1760, lorsqu’on leur permit de s’établir entre autres, dans la région de Memramcook au sud-est du Nouveau-Brunswick et dans le comté de Cumberland, en Nouvelle-Écosse. Ainsi, presqu’un siècle après l’établissement de leurs ancêtres dans la région de Beaubassin dans les années 1670, ces Acadiennes et Acadiens purent jeter les bases d’une nouvelle Acadie. Aujourd’hui, tout ce qui reste du séjour des Acadiens à Beaubassin/Fort Lawrence, ce sont les vestiges de leur village incendié au printemps de 1750. Grâce au programme d’archéologie publique institué par Parcs Canada, nous serons à même de remettre au jour les derniers témoins de cette présence acadienne à Beaubassin/Fort Lawrence
avant 1755.
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